L’ASPLF a perdu son président d’honneur, M. Jean Ferrari, décédé à Rabat le 21 mai 2024. Comment prendre la mesure de ce que cet homme talentueux, cordial et énergique a apporté à la vie philosophique, à travers sa présidence de l’ASPLF (1996-2010) et au-delà ? En assumant cette tâche, il ne volait certes pas au secours de la victoire. Comme le relevait son prédécesseur Jacques D’Hondt, « certains philosophes se tiennent systématiquement à l’écart [des] activités associatives, et ils allèguent pour cela de bonnes raisons, et c’est tout à fait leur droit, dans la liberté. Ils en viennent parfois à dénigrer l’humble besogne, et fastidieuse, de ceux qui se préoccupent de l’administration de la république des philosophes, et qui prennent soin de l’intendance du mouvement. » (1) C’est peu dire que « la république des philosophes » bénéficia des soins les plus diligents de Jean Ferrari. Il conduisit notre association à travers une étincelante série de congrès, dont chacun comportait sa rude part d’aventure et de risque invisible, surtout quand l’ASPLF sortait des territoires accoutumés de la francophonie : à Bologne en 2000, à Budapest en 2006, à Tunis-Carthage en 2008, à Venise en 2010. Ses responsabilités avaient été plus immédiates mais non moins lourdes lorsqu’il présidait le Congrès de Dijon en 1988, pour ne pas parler de Rabat en 2014. Il est vrai que l’autre vie de Jean Ferrari, en tant que conseiller culturel dans la diplomatie française, le préparait à devenir ordonnateur de grands événements et médiateur entre les cultures. Ses responsabilités s’étendirent à la Société des études kantiennes de langue française, qu’il fonda en 1988 et présida jusqu’en 2017, ainsi qu’à la Fédération internationale des Sociétés de philosophie dont il fut premier vice-président de 1998 à 2008. Mais si les naïfs venaient à penser que ces « fastidieuses besognes » occupaient toute l’attention de Jean Ferrari, il faudrait les détromper. Dans son cœur de métier, il assumait son entière place de professeur et de doyen de la Faculté des lettres de l’Université de Dijon, s’engageant dans de fructueuses coopérations interuniversitaires. Et de plus, il consacrait beaucoup de temps à ses engagements de conférencier dans lesquels il était hautement apprécié : vif, informé, exact, avec une touche d’ironie d’autant plus sensible qu’elle était tenue scrupuleusement sous férule. Depuis sa thèse rédigée sous la direction de Ferdinand Alquié, thèse soutenue en 1976 : « Les Sources françaises de la philosophie de Kant », Jean Ferrari avait endossé le programme de la philosophie critique de Kant, explorant sans exclusive toutes les facettes de l’œuvre du philosophe de Königsberg. Cela dit, il était loin de se rallier passivement à la pensée kantienne : car il en renouvelait le mouvement dans l’horizon intellectuel qui est le nôtre. Cela valait tant pour la pensée pratique que pour la philosophie théorique. Ne disait-il pas avec audace, en rapport avec la physique contemporaine : « pour que la philosophie joue pleinement son rôle, il faudrait penser à la fois […] la théorie et la pratique scientifiques au moment même où celles-ci semblent près d’atteindre l’inaccessible : le fond des choses, le secret de la vie, la raison de l’univers. » (2) Dès lors, ses nombreux travaux publiés sont autant d’occasions de mieux comprendre, dans une langue française finement ciselée mais toujours accessible, l’apport inestimable de la philosophie moderne à notre monde. Au moment où nous devons prendre congé de Jean Ferrari, avec un sentiment de perte que son brillant parcours désormais clos vient derechef accentuer, ses écrits nous permettent encore de bénéficier de ses lumières. Sa personnalité y apparaît dans tous les moments-clés : dans la maîtrise du propos, dans la retenue, dans une discrétion qui appelle au dialogue, à l’intelligence et à l’ouverture.

Daniel Schulthess, le 8 juin 2024.

(1)-« Allocution du Président de l’ASPLF », dans La Nature – Actes du XXVe Congrès de l’ASPLF, Lausanne, 25-28 août 1994, Genève, Cahiers de la Revue de théologie et de philosophie, 18, 1996, p. 11.

(2)-« L’Objet de la théorie physique et la réalité : les nouveaux enjeux philosophiques », ibid., p. 21.